Entre matérialité et sensibilité

Les modèles scientifiques du XIXe siècle.

Un article de Lila Gentilhomme
Master II, Histoire de l'art – Université de Strasbourg
© mars 2018 – L. Gentilhomme

Au cœur des musées, muséums et universités, parfois cachés et oubliés, les modèles artificiels refont surface et intriguent par leur caractère hybride, entre arts et sciences. Véritables incarnations des progrès scientifiques et des nouveaux savoirs du XIXe siècle, ces artefacts curieux sont également le reflet de différentes techniques pour représenter le vivant et d’une volonté de médiation des sciences. Héritier d’une longue tradition de modèles anatomiques, zoologiques, botaniques, ces objets décloisonnent les disciplines et associent parfois singulièrement les notions de beau et d’utile.

1/ « les impressions rempliraient le rôle de dépêches. Le centre commun, qu’on appelle couche optique, serait le bureau d’arrivée. La substance grise, partie active du cerveau, tiendrait lieu de l’administration télégraphique ; enfin le corps strié, noyau extra-ventriculaire, serait le bureau de départ, d’où la volonté est expédiée aux organes par les fibrilles motrices des nerfs » Louis Auzoux cité par Christophe Degueurce, , Corps de Papier, Paris, 2012, p. 89.

2/ Jean-Pierre Rouzière et Jacques Périé, « Charles Darwin, la religion, la sociologie, la science… et l’Homme », Parcours, 2009-2010, p. 124.

3/ François Péron, Charles Alexandre Lesueur, Histoire générale et particulière de tous les animaux qui composent la famille des méduses, [s.l.s.e.], 1809.

4/ Henri Reiling, “The Blaschka’s glass models : illustration of 19th century zoology”, Scientarium Historia, 26 (2000) 1-2, p. 132.

5/ Communication de Martial Guédron, « Les petites mains de l’anatomie en couleur dans la France du XIXe siècle » pour la journée d’études Petites mains d’artistes dans les pratiques scientifiques XIXe-XXe siècles, Nancy, 07.12.2016.

6/ Ces modèles sont conservés dans les collections d’enseignement de l’institut de zoologie de Strasbourg.

7/ Camille Lorenzi, « L'engouement pour l'aquarium en France (1855-1870) », Sociétés & Représentations 2009/2 (n° 28), p. 253-271.

I – La forme du savoir au siècle des progrès scientifiques

Indispensables au monde scientifique, les modèles pédagogiques incarnent matériellement et en trois dimensions des savoirs variés. L’engouement dont ils font l’objet au XIXe siècle s’explique notamment par les progrès en médecine et plus généralement dans les sciences du vivant.

Plusieurs découvertes font l’objet de publications et modifient profondément le rapport à la nature ; afin de diffuser ces nouveaux savoirs et techniques, les chercheurs ont recours aux modèles didactiques. L’invention du vaccin contre la rage par Pasteur à Paris en 1885, accompagnée de l’identification des microbes, marque le début d’une amélioration considérable des traitements apportés aux malades. Les médecins développent alors de nouvelles compétences dans le diagnostic et le traitement de leurs patients, et se trouvent associés à l’émergence de nouveaux savoirs sur le fonctionnement du vivant. C’est le cas de la découverte des ondes électriques émises par le cerveau par Richard Caton en 1875. Un phénomène illustré par un des modèles du docteur Auzoux qui crée un cerveau de texture en 1867 où sont matérialisés les trajets des fibres nerveuses invisibles à l’œil nu. Il compare ainsi les ondes électriques émises par le cerveau à celles du télégraphe électrique, inventé par Samuel Morse en 1832 1 . Au cœur des progrès médicaux et scientifiques, Louis Auzoux moule et modèle son anatomie clastique en fonction des besoins et des préoccupations du milieu du XIXe siècle. L’exemple le plus flagrant est son modèle de vipère fabriqué à partir de ses recherches sur cet animal qui a constitué son sujet de thèse de doctorat de médecine (« Dissertation sur la vipère ») soutenue en 1822. On peut encore mentionner son ver à soie, au cœur de l’économie du XIXe siècle. Ce principe est également valable pour le modèle de cheval, développé en deux versions possibles, plus ou moins détaillées. En effet, en dehors des écoles vétérinaires, cet exemplaire était très demandé par les écoles militaires, qui devaient plus que tout connaître leur partenaire de guerre afin de mieux le comprendre et le soigner.

Un autre immense progrès dans le monde scientifique est le travail de Charles Darwin sur l’évolution du vivant. Géologue et biologiste, Darwin poursuit tout au long de sa vie des recherches controversées sur l’origine des espèces et la loi naturelle de l’évolution. Grâce à l’observation de reptiles, de batraciens et d’oiseaux, il parvient à développer une théorie sur l’adaptation au milieu qu’il publie dans L’origine des espèces en 1859. Par sa remise en cause de la théorie créationniste, cet ouvrage déclenche de vives réactions au sein du monde scientifique et de l’Église 2 . Ces travaux révolutionnaires influencent les chercheurs tels que Ernst Haeckel qui mène des études sur les méduses, les radiolaires et plus largement sur les organismes marins. Ce dernier complète ses ouvrages par des illustrations très détaillées qui, elles-mêmes, deviennent des sources d’inspiration pour les créateurs de modèles en trois dimensions qu’il va rencontrer : Léopold et Rudolf Blaschka. Artiste verrier de formation, Léopold Blaschka commence à créer des modèles en verre à partir de l’observation de plantes, puis, à partir de 1863, réalise des invertébrés marins dans le même matériau translucide.

2 – La technique au service de la représentation la plus fidèle

La troisième dimension est ajoutée au moyen de techniques particulières, toujours au service de la représentation la plus fidèle et précise possible. Ces modèles peuvent être moulés sur des organes réels, copiés soit d’après illustrations, soit d’après l’observation du spécimen, demeurer uniques ou être dupliqués. La technique la plus ancienne est celle du moulage, employée depuis l’Antiquité pour réaliser des masques funéraires directement moulés sur le visage du défunt. Cette pratique est passée du domaine funéraire au domaine médical, grâce notamment aux importantes collections de cires anatomiques en Italie dès la fin du XVIe siècle.

La cire permettait de mouler à la perfection les organes des dépouilles humaines pour en rendre l’aspect organique ; elle était parfois colorée ou renforcée au moyen de divers matériaux. La collection de la Specola de Florence, constituée sur demande du grand-duc Pierre-Léopold, est l’exemple qui a inspiré de nombreuses cours européennes comme celles de Vienne, de Paris ou de Bruxelles. Cette pratique est possible lorsque le modèle est représenté grandeur nature, mais la plupart de ces supports d’enseignement sont agrandis afin d’en améliorer la compréhension. Dans ce cas, les créateurs copient des illustrations scientifiques ou se fondent sur des expériences qu’ils ont menées sur le spécimen réel, mort ou vivant.

À partir de l’observation du réel, les illustrateurs François Péron et Charles Lesueur partent en expédition maritime en 1800 pour représenter les animaux sous-marins dans leur environnement naturel. À leur retour des terres australes, ils recopient les méduses, anémones et autres spécimens marins à l’aquarelle sur vélins et les font connaître au monde scientifique 3 . Ces illustrations servent elles-mêmes de support visuel pour la famille Blaschka qui transforme ces représentations graphiques en objets tridimensionnels réels. L’image du spécimen passe par divers intermédiaires avant d’être finalement modelée en verre. Cette multiplicité de médiations laisse place à de potentielles erreurs, comme la réalisation d’un modèle en verre d’un tentacule agrandi par les Blaschka, vendu en tant qu’anémone de mer complète 4 . Ce genre de déformation visuelle ou cognitive est un risque présent dans toutes les disciplines profitant de modèles artificiels ; elle est fréquente au XVIe siècle dans les recueils naturalistes illustrés, par exemple dans le recueil d’Ambroise Paré (Des monstres et prodiges, 1573) ou dans celui de Conrad Gesner (Nomenclator Aquatilium Animantium, 1560).

Copier une illustration pour la transformer en modèle matériel et éventuellement manipulable n’est malheureusement pas suffisant pour créer une représentation exacte du spécimen. Cela n’est possible que suite à l’observation réelle du spécimen, animé ou inanimé. Pour représenter un organe, le créateur doit nécessairement assister ou réaliser lui-même une dissection afin de comprendre le fonctionnement du corps humain ainsi que les textures et les couleurs propres au modèle, qu’il va lui falloir transposer le plus précisément possible. Louis Auzoux était d’ailleurs lui-même anatomiste : il réalisait des dissections humaines ou animales pour mouler et rendre le plus fidèlement possible l’intérieur de ces êtres vivants. Son objectif était de matérialiser les différentes étapes de la dissection, en reproduisant les manipulations sur le modèle en papier mâché. Ainsi, l’utilisateur avait la possibilité d’explorer l’organisme interne d’un escargot, d’une autruche ou d’un cheval par étapes successives. Les Blaschka quant à eux, n’avaient pas de formation en zoologie ou en médecine et se sont intéressés plutôt tardivement à l’observation réelle des spécimens. Ce n’est qu’en 1877, suite à une rencontre avec Ernst Haeckel, que Léopold Blaschka commanda des spécimens conservés dans l’alcool à la station zoologique de Naples. Cette étape fut vite complétée par une expérience réelle face au vivant grâce à l’acquisition d’un aquarium, ce réservoir aquatique rendu populaire par Philip Henry Gosse à travers sa publication Actinologia Britannica — A history of the British sea-anemones and corals en 1860.

3 – La mise en forme du vivant : esthétique et didactique

Une des questions soulevées par de tels objets est leur originalité et leur unicité. S’il est clair que les modèles en verres des Blaschka sont uniques, puisque fabriqués artisanalement, ce statut est-il aussi évident pour des modèles créés en série, comme ceux du docteur Auzoux ? L’anatomie clastique des établissements Auzoux est fabriquée à partir d’un moulage d’organe copié à l’identique grâce à un système de moules en fonte et de presses. Les formes qui en sortent sont naturellement les mêmes au fil des années, mais ces objets bruts nécessitent un traitement particulier pour obtenir les modèles que nous observons aujourd’hui. L’organe en papier mâché et en liège doit être poli, recouvert du réseau veineux et nerveux en fil métallique et surtout peint à la main par des ouvriers qualifiés. Chaque pièce est colorée selon des normes médicales précises, en adéquation avec les codes utilisés pour les dessins et gravures d’anatomie. Cependant l’application change légèrement selon la sensibilité et le sens naturaliste du coloriste. Ainsi, bien que le modèle Auzoux soit par définition produit en série, il garde une certaine originalité par sa finition, tout comme la colorisation des planches anatomiques du XVIIIe et XIXe siècles, exécutées à la main par des ateliers de femmes coloristes 5 . Le modèle est donc une représentation du spécimen, plus ou moins objective selon son créateur et sa technique de fabrication. Comme cela se passe pour les modèles posant pour les portraits de la même période, par exemple ceux de Thomas Gainsborough, il s’agit bien de cerner la « personnalité » de ce spécimen, autrement dit de traduire de façon unique et originale un modèle précis, parfois idéalisé, à travers le point de vue particulier et subjectif d’un créateur. Mais on peut aussi proposer un rapprochement avec les premières photographies anthropologiques, puisque le modèle artificiel renvoie à un type général réunissant les caractères spécifiques d’une espèce, de la manière la plus objective possible ; dans tous les cas, c’est une forme de neutralité qui est recherchée, afin que le spectateur puisse reconnaître et étudier un type et non un individu particulier.

Afin d’en améliorer la lisibilité, le modèle est souvent agrandi et parfois simplifié par rapport au spécimen réel. L’agrandissement est possible grâce à l’utilisation d’outils spécifiques tels que le microscope et donne à voir de nouvelles images. La publication de la représentation d’une puce par Robert Hooke dans sa Micrographia en 1665 ouvre la voie à l’observation de l’infiniment petit, puis, de l’invisible à l’œil nu. Ces procédés sont progressivement intégrés à la pratique scientifique pour donner naissance à des images de plus en plus détaillées et exactes. Les modèles artificiels sont agrandis dans l’objectif didactique de renforcer la compréhension du vivant. C’est pour cette raison que Friedrich Ziegler, encore peu étudié aujourd’hui, détaille les différentes étapes de l’embryologie d’une étoile de mer ou d’un fœtus de poule par exemple 6 . Ces exemplaires permettent de visualiser rapidement les différents stades d’évolution d’un embryon, alors que l’observation réelle du phénomène nécessiterait de recourir à plusieurs spécimens sur plusieurs semaines. Il s’agit donc d’une économie de moyens et de temps non négligeable. De la même manière, le docteur Auzoux a créé un œuf de poule surdimensionné à l’intérieur duquel l’utilisateur peut observer quatre étapes de la formation du poussin simultanément sur les quatre faces de l’objet. Ces dimensions exagérées parfois combinées à une simplification superficielle des formes rendent le modèle accessible et améliorent la lecture de son fonctionnement. À cela s’ajoute un certain nombre d’éléments non naturalistes tels que les couleurs et l’addition d’étiquettes ou de légendes. Les modèles Auzoux sont recouverts de pastilles rondes numérotées qui renvoient à un tableau synoptique renseignant sur la nature et la fonction de l’organe légendé. Quelques indications de manipulation manifestées par des mains numérotées aussi permettent à l’utilisateur de procéder correctement au montage et au démontage de la pièce. Ces éléments ont une vocation pédagogique et sont parfois repris sur des spécimens naturalisés comme l’a fait Schluter & Mass par exemple. L’expérience de l’enseignant, étudiant ou chercheur est complétée par ces indications apposées directement sur le modèle à étudier. Ainsi l’objet est quasiment sorti de son contexte médical ou zoologique, devenant un pur support d’enseignement qui congédie tout danger ou toute aversion suscités par une dissection.

4 – La curiosité et la richesse culturelle du XIXe siècle

Enfin, un filtre esthétique constitué par la littérature, l’histoire de l’art ou la presse a marqué le monde scientifique et les créateurs de modèles, notamment concernant le choix des disciplines et des spécimens à représenter. Le XIXe siècle est une époque de découvertes et de changements profonds au sein de la société. Les découvertes rendues possibles par les nombreuses expéditions terrestres et maritimes sont largement relayées et commentées par la presse, comme la mission Challenger entre 1872 et 1876. La recherche scientifique saisit cette opportunité pour approfondir ces travaux et tisser un lien avec le monde artistique. L’ouvrage d’Ernst Haeckel Kunstformen der Natur, publié entre 1899 et 1904, participe à la diffusion du mystère et de la curiosité entourant les fonds sous-marins. Cette idée est également propagée par le roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers publié en 1870. L’océan et la mer sont des thèmes nouveaux au XIXe siècle de par l’engouement scientifique qu’ils éveillent, mais aussi en raison de la démocratisation des aquariums en Angleterre et en France 7 , ainsi que du développement des stations balnéaires. La prise en compte de ce contexte bien plus large explique le succès fulgurant des œuvres marines de Léopold et Rudolf Blaschka. Leurs modèles étaient le support de connaissances scientifiques nouvelles qui s’adressaient non seulement à un public aguerri, mais aussi aux spectateurs novices qui pouvaient les admirer dans les vitrines des musées zoologiques ou muséums d’histoire naturelle. En outre, les modèles Auzoux ont franchi leurs frontières disciplinaires pour pénétrer la littérature, comme on le constate à travers le roman inachevé de Flaubert Bouvard et Pécuchet en 1881 et ont aussi reçu beaucoup d’éloges dans certains magazines artistiques tels que Le journal des artistes en 1835 8 .

Loin de rester cloisonnés dans la sphère scientifique, les modèles artificiels et pédagogiques se trouvent au croisement de nombreuses disciplines et de milieux variés. La profusion des modèles du XIXe siècle en zoologie, anatomie, botanique, minéralogie ou mathématique, témoigne de l’importance de ces objets à la fois dans l’enseignement mais aussi dans la diffusion des connaissances relatives à ces domaines. Aujourd’hui témoins d’une époque de découvertes, ces modèles anciens suscitent une nouvelle curiosité et sont au centre de questions patrimoniales complexes. Tandis que la position hybride de ces artefacts engage le monde muséal à trouver des solutions adéquates pour les valoriser, l’enseignement et la recherche scientifique continuent d’en faire usage. La fabrication de modèles didactiques est toujours d’actualité en biologie et en médecine notamment, où les nouvelles technologies permettent la création de nouveaux supports des connaissances scientifiques.