De l'image dessinée à l'objet en trois dimensions

Un article de Giulia Longo
Doctorante en Histoire de l'art – Université de Strasbourg
© mars 2018 – G. Longo

La pratique de l’anatomie en Europe – c’est-à-dire la dissection des cadavres ‒ a longtemps été considérée comme une pratique « cannibale ». Ce n’est qu’à la fin de la Renaissance, notamment grâce à la parution de la De Humani Corporis Fabrica d’André Vésale en 1543 qu’elle parvient à s’imposer comme une étape fondamentale de la connaissance du corps humain.
À partir de ce moment, l’enseignement de la médecine ne pourra plus se passer de l’image. Des planches gravées aux modèles anatomiques en cire, il est désormais nécessaire pour les professionnels de recourir à des images didactiques faisant office de moyens de partage des avancées scientifiques.

1/ STEPHENS, Elizabeth, Anatomy as spectacle: public exhibitions of the body from 1700 to the present, Liverpool University Press, Liverpool, 2011, p. 4.

2/ VENE, Magali, Écorchés. L’exploration du corps XIVe-XVIIIe siècle, Albin Michel, Bibliothèque National de France, Tours, 2001, p. 9.

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fig. 1/ Jan Calcar (1499 – 1545), Portrait d’André Vésale, gravure sur bois issue de l’ouvrage De Humani Corporis Fabrica, (éd. 1543) de André Vésale (1514 – 1564), Londres, Wellcome Collection © Wellcome Collection

3/ Ibid., p. 13.

4/ Voir CARLINO, Andrea, Paper Bodies. A Catalogue of Anatomical Fugitive Sheets, 1538 – 1687, Wellcome Trust Centre for the History of Medicine, Londres, 1999.

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fig. 2/ Illustration « clastique » issue de l’édition anglaise (1675) de l’ouvrage Captoptrum Microcosmicum de Johann Remmelin (1583 – 1632), Londres, Wellcome Library © Science Museum, London

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fig. 3/ Sculpteur anonyme allemand, modèle anatomique en bois peint, ca.1650-1750, Londres, Wellcome Collection © Science Museum, London

5/ Sur l’histoire de l’invention des cires anatomiques par Gaetano Zumbo, voir : DESNOUES, G. Lettres de Mr. G. Desnoues Professeur d’Anatomie et de Chirurgie dans l’Académie de Boulogne, et de Mr Guillelmini Professeur de Medicine et de Mathematiques à Padoüe, de l’Académie Royale de Sciences et d’autres Savants sur differentes nouvelles discouvertes, à Rome chez Antoine Rossi 1706 ; GIANSIRACUSA, Paolo (sous la direction de), Gaetano Giulio Zumbo, Fabbri editori, Milan, 1988 ; idem., Vanitas Vanitatum, studi sulla ceroplastica di Gaetano Giulio Zumbo, Arnaldo Lombardi Editore, Milan, 1989 ; LE FUR, Yves, Esthétique des cires anatomiques de Gaetano Giulio Zumbo (1656-1701) à Pierre Spitzner (1834 – 1896), thèse de doctorat (inédite) en Histoire de l’Art, dirigée par le Professeur Gilbert Lascault, et présentée à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, en 1989.

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fig. 4/ Gaetano Giulio Zumbo (1656 – 1701), Tête Anatomique, ca. 1691 – 1700, Museo della Specola, Florence

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fig. 5/ Madeleine Françoise Basseporte (1701 – 1780), Gravure de la tête anatomique réalisée par Zumbo, illustration tirée de l'Histoire Naturelle de Buffon et Daubenton (éd. 1749), Londres, Wellcome Library © Wellcome Collection

6/ Voir à ce propos l’article d’Anna MAERCKER, “Anatomizing the Trade; Designing and Marketing Anatomical Models as Medical Technologies, ca. 1700-1900”, Technology and Culture, 54, 3(2013), pp. 531-562.

7/ DASTON, Lorraine, GALISON, Peter, Objectivité, Les Presses du Réel, Bruxelles, 2012, p. 48.

1 – De la théorie à la dissection

Une histoire des modèles anatomiques dans l’Europe moderne serait impossible à écrire sans tenir compte des changements majeurs survenus dans la pratique de l’anatomie en Europe entre le Bas Moyen Âge et le début de la Renaissance. Il faut en effet rappeler qu’avant cette période, la pratique anatomique — c’est-à-dire la dissection des cadavres — était non seulement ignorée par le corps médical, mais méprisée. Cette défiance découlait des interdits inhérents à la religion chrétienne, dont l’un des fondements est la croyance en la résurrection du corps, qui doit rester intact ; de l’autre, ce sentiment dérivait du dédain dans lequel étaient tenus les aspects manuels et désagréables de la dissection, que certains commentateurs ont définie comme une pratique « cannibale » 1 .

Qui plus est, l’exercice de la médecine antérieure à la révolution scientifique — donc, aux XVIIe et XVIIIe siècles — était fondé sur les principes galéniques des fluides et des humeurs, qui ne concevaient pas le corps en tant que « machine » ou « mécanisme », mais comme une entité sujette aux équilibres et aux déséquilibres des éléments vitaux. Il n’était pas nécessaire d’en explorer les secrets, puisque les Anciens avaient déjà bâti le système théorique sur lequel fonder diagnostics et prescriptions.

C’est dans l’Italie du XIIIe siècle, d’abord à Bologne puis à Salerne, que l’on voit apparaître, aux alentours de 1270, les premiers témoignages de dissections publiques 2 . Ces premières dissections étaient très ponctuelles (parfois moins d’une fois par an) et le plus souvent pratiquées sur les corps des condamnés, dans la mesure où ceux-ci étaient, pour ainsi dire, sortis de la grâce divine par leurs actes et méritaient une punition supplémentaire : la profanation de leurs dépouilles mortelles. Par ailleurs, il est important de remarquer que lors des dissections, les médecins ne touchaient pas aux cadavres — tâche réservée aux barbiers-chirurgiens, dits « empiriques » — et qu’ils se limitaient à illustrer et commenter les parties à l’aide d’une baguette, en se tenant à distance, généralement en haut de leur chaire.

Il faudra néanmoins attendre la fin du XVIe siècle pour que la pratique de la dissection sorte au moins en partie de l’opprobre dont elle faisait l’objet. Les travaux d’André Vésale (1514-1564), médecin flamand actif à Padoue, notamment la publication de son De Humani Corporis Fabrica Libri Septem en 1543, ont encouragé les médecins à pratiquer la dissection de leurs propres mains. La gravure illustrant la page XII de la Fabrica fait office de manifeste : Vésale est montré en train de disséquer le bras d’un cadavre. fig. 1 À partir de ce moment, la théorie médicale ne pouvait plus se passer de l’expérience de la vérification pratique. Ce sera la tâche des deux prochains siècles, depuis la fin du XVIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle environ, que de corriger ou de réfuter les thèses des Anciens tout en explorant la topographie « normale » du corps humain.

2 – De la main à l’image, petite histoire du développement des objets didactiques 2D et 3D

À partir de la parution de la Fabrica, l’enseignement de l’anatomie passe de plus en plus par le regard 3 : les descriptions théoriques ne suffisent plus aux apprentis, mais les dissections demeurent des expériences rares et parfois dangereuses — le risque de contamination étant très élevé. Il est désormais nécessaire pour les professionnels de recourir à des images didactiques faisant office de supports mnémotechniques ainsi que de moyens de partage des avancées scientifiques.

Du XVIe au XVIIe siècle environ, les représentations anatomiques bidimensionnelles ont connu une très large diffusion, notamment grâce à l’imprimerie ; nous les retrouvons dans des publications de nature très diverse : almanachs et atlas scientifiques, manuels aide-mémoire pour les étudiants en médecine, les barbiers-chirurgiens ou les artistes, mais également au sein de publications destinées à un public plus large de non-spécialistes. Parmi les représentations bidimensionnelles les plus répandues, on constate l’apparition aux alentours de 1538 de variétés de gravures qui prendront plus tard le nom d’« anatomies clastiques » 4 . Ces illustrations représentent un corps sur lequel il est possible de pratiquer une « dissection » virtuelle au moyen des rabats en papier situés au niveau de l’abdomen, complétés par un dispositif de feuillets mobiles représentant les différents organes internes séparément. fig. 2 À l’évidence, les concepteurs des illustrations anatomiques avaient déjà pris conscience des limites de la page imprimée et de la nécessité d’y ajouter, au sens propre, une nouvelle dimension, en tentant ainsi de donner une matérialité inédite aux images didactiques.

C’est en effet au cours des deux siècles suivants, au XVIIe et au XVIIIe siècle, que naissent et se développent différentes techniques de représentation tridimensionnelle du corps humain anatomisé. fig. 3 Comme leurs équivalents imprimés, les modèles anatomiques en trois dimensions peuvent à présent être destinés à des publics très variés. Depuis les modèles d’écorchés en cire utilisés dans les milieux artistiques, jusqu’aux figurines memento mori en ivoire probablement destinées à des milieux religieux, en passant par les modèles pédagogiques de grandes dimensions fabriqués en bois peint pour des étudiants ou des chirurgiens, ces reproductions artificielles de l’anatomie humaine ont dû obéir à des utilisations extrêmement diversifiées, et leur degré de précision plus ou moins sommaire correspondre à ces mêmes utilisations.

Un jalon supplémentaire de l’histoire des modèles didactiques a été posé par un abbé sicilien, Gaetano Giulio Zumbo (1656-1701) 5 virtuose du modelage de la cire, lequel, à l’extrême fin du XVIIe siècle, eut le premier l’idée de collaborer avec un anatomiste afin de copier dans cette matière des cadavres disséqués. Les têtes écorchées et démontables de Zumbo conservées au musée de la Specola de Florence fig. 4 et 5 et au musée de l’Homme de Paris constituent les premières reproductions tridimensionnelles entièrement artificielles d’une préparation anatomique naturelle. L’intérêt scientifique et pédagogique des sculptures de Zumbo fut très vite compris par les institutions médicales européennes : à la fin du siècle suivant, toutes les plus grandes académies de médecine d’Europe étaient pourvues d’un laboratoire ou d’une collection de cires anatomiques.

3 – L’utilisation de ces modèles en tant qu’objets de travail

Ces modèles ont endossé des fonctions multiples, liées à la fois à la recherche, à l’enseignement et à la diffusion des connaissances. La mise en place de collections de cires anatomiques en Europe détermina la naissance de nouvelles relations entre, d’un côté, le rôle de ces objets, et, de l’autre, la production et la communication du savoir scientifique 6 . Quel était l’usage de ces modèles en tant que technologies médicales, comment étaient-ils légitimés, comment les producteurs pouvaient-ils en contrôler l’usage ?

En vertu de leur présentation théâtrale et de leur caractère si saisissant, les cires anatomiques étaient conçues pour être exposées, voire faire l’objet de véritables mises en scène. Mais elles ne pouvaient parler d’elles-mêmes. Ainsi, les anatomistes et les artistes procédaient à des démonstrations publiques qui étaient très prisées de la haute société. Cette pratique s’est mise en place dès la première collection de cires anatomiques constituée à Bologne par les artistes Ercole Lelli (1702-1766), Giovanni Manzolini (1700-1755) et Anna Morandi (1714-1774).

Une trentaine d’années plus tard, à partir des années 1770, le physicien Felice Fontana (1730-1805), directeur de la collection de cires anatomiques de la Specola de Florence, eut pour projet de constituer une réserve de figures de cire qui rendrait superflue l’exhumation de cadavres pour les cours d’anatomie. Afin que ces modèles soient compréhensibles à un public spécialisé aussi bien qu’à des « profanes », il dota chaque vitrine du musée d’un tiroir contenant un livret expliquant précisément la partie anatomique exposée.

4 – Des dissections aux représentations : synthèse idéale et limites des modèles

Le principal avantage de l’anatomie artificielle en cire était qu’elle dispensait d’un recours systématique à la dissection des cadavres, pratique rare, désagréable et dangereuse. Ainsi, les mannequins anatomiques en cire offraient bien une plus grande accessibilité à l’étude de l’anatomie. Qui plus est, la démonstration s’en trouvait facilitée, en raison d’une meilleure présentation des différentes parties du corps. En effet, celles-ci conservaient une fraîcheur et un « naturel » idéalisé, le rendu des organes étant beaucoup plus séduisant et limpide en cire colorée que ce que pouvait offrir un spécimen naturel en cours de putréfaction, dont les teintes et les textures ne faisaient que brouiller le décodage anatomique.

Mais ces avantages ne furent pas toujours perçus comme tels. Dès la fin du XVIIIe siècle, émergent les premières tendances à l’« objectivisation » de l’imagerie scientifique et se dessine une séparation beaucoup plus nette qu’auparavant entre les rôles du scientifique et de l’artiste 7 . Aussi précises et sophistiquées qu’elles paraissent, les cires anatomiques, en tant qu’objets de travail, commencent à être mises en cause dans leur utilité : elles résultent d’un processus de création artistique et d’une subjectivité donnée, non pas d’une action mécanique ; aussi peuvent-elles rapidement devenir obsolètes, dès que surviennent de nouvelles découvertes scientifiques. En outre, elles ne peuvent jamais se substituer efficacement à l’expérience de la dissection.

Malgré tout, les céroplasties anatomiques ont continué d’être utilisées comme des sortes d’« aide-mémoire » fort utiles pour les étudiants et les enseignants, ainsi qu’à des fins d’éducation publique, tant dans les musées, les écoles, les campements militaires, et, moins officiellement, dans le contexte forain.