Le modèle didactique au XXIe siècle au service de la lutte contre les violences faites aux femmes

Un article de Meryl Chaudat
sous la direction de Martial Guédron, Historien de l'art,
dans le cadre du séminaire transversal Master Histoire de l'art – Master Histoire et civilisations de l'Europe – Master sciences et société – Université de Strasbourg

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> Modèle gynécologique Auzoux, Musée zoologique de Strasbourg
> Modèle de pelvis en bois d'Agnes Pareyio, vers 1990, Kenya

1/ Louis Auzoux, Compte rendu de l’anatomie clastique du Dr Auzoux, et de l’influence qu’elle doit avoir sur l’instruction de la cavalerie, Paris, Firmin-Didot Frères, 1845.

 

2/ Michelle Goldberg, The Means of Reproduction: Sex, Power and the Future of the World, New York, Penguin, 2009.

 

3/ Dra. Teresa Gómez-Limón Amador, Isabel González González, Las tradiciones que no aman a las mujeres, Madrid, AKAL, 2011.

 

4/ Laura Flanders Show – Monique Wilson & Agnes Pareyio, 2014, consulté le 20/12/18

 

5/ Asociación Wanawake - Agnes Pareyio, 2018, consulté le 20/12/18

 

6/ Kenya CitizenTV – Strenght of a woman: Agnes Pareyio, 2014, consulté le 20/12/18

 

7/ BBC New Africa – The Maasai woman trying to stop FGM, 2018, consulté le 20/12/18 (l’image du modèle en bois en première page est extraite de cette vidéo)

Nous souhaitions pour cette étude confronter une manip contemporaine, à savoir un pelvis en bois avec pièces amovibles de l’appareil génital féminin, à un modèle didactique issu du patrimoine scientifique du XIXe siècle, représentant cette même partie du corps. La tâche s’est révélée plus complexe que prévu, puisque nous ne parvenions pas à trouver un modèle didactique ancien montrant explicitement le sexe féminin et son fonctionnement. C’est un fait, au XIXe siècle, l’intérêt que les scientifiques et anatomistes portent au corps de la femme est davantage centré sur le processus de création de la vie, sur les étapes de la gestation humaine que sur le fonctionnement du sexe féminin à proprement parler. Les parties génitales féminines ne sont abordées que sous l’angle de la procréation, ou alors montrées à travers des moulages en cire (comme l’on peut en voir au Conservatoire d’anatomie de Montpellier) pour illustrer différentes maladies vénériennes. Sur chacun de ces modèles, on constate qu’une distanciation semble s’opérer entre la chose montrée, le phénomène scientifique, et le reste du corps sur lequel ce processus s’opère.

Pour le modèle Auzoux, c’est l’intérieur de la matrice féminine qui est montré en coupe frontale, avec les différents stades de développement du fœtus dans son sac embryonnaire, positionnés comme des œufs autour de leur lieu d’accueil, l’appareil génital. Le tout est manipulable et chaque élément peut être observé indépendamment ou à sa juste place. Les détails sont assez impressionnants : on a cherché à rendre différents effets de texture pour les muscles, les muqueuses, les ovaires, ainsi que les effets de transparence de la peau. On distingue même des fils bleus et rouges représentant le système sanguin. Le tout est en papier mâché coloré à la main et était à son époque destiné à l’apprentissage des étudiants en médecine. Toutefois, la fabrication minutieuse de tels objets les rendait très onéreux, de sorte qu’ils s’adressaient davantage aux professeurs, scientifiques, anatomistes et riches amateurs. Quoi qu’il en soit, cet objet reflète le regard d’un homme porté sur un phénomène exclusivement féminin et s’adresse également à une majorité d’hommes, la pratique de la médecine chirurgicale par des femmes étant encore loin d’être largement répandue. Ce modèle didactique, s’il remplit parfaitement sa fonction éducative, donne tout de même une image très mécanique des parties génitales féminines. L’intérêt n’est pas de savoir ce qu’il y a entre les jambes des femmes et comment cela fonctionne, mais de savoir ce qu’il y a à l’intérieur de leur abdomen, ce qui leur confère ce pouvoir suprême de procréation. D’une certaine façon, on peut se demander si les anatomistes ne cherchent pas à percer un phénomène qui échappe totalement à la gent masculine depuis des siècles, réfutant dans le même temps toute figuration du sexe féminin pour lui-même, en tant qu’entité indépendante de toute notion de gravidité.

C’est tout l’inverse de la démarche d’Agnes Pareyio, une ancienne enseignante kenyane d’origine Massaï qui a fait de la lutte contre les pratiques des MGF (Mutilations Génitales Féminines) une affaire personnelle. Depuis les années 1990, elle va à la rencontre des familles de villageois de la vallée du Rift, toujours munie d’un modèle de pelvis en bois, l’œuvre d’un menuisier local, avec des parties indépendantes et emboîtables montrant les différents types d’excision et leurs conséquences sur la vulve féminine. Traumas physique et mental, infection et hémorragie pouvant mener à la mort, dangers pour la grossesse et l’accouchement sont autant de risques encourus par les jeunes filles subissant une circoncision des parties génitales. Agnes explique dans de nombreuses interviews que l’approche de ce sujet tabou, parce que culturel et touchant à la sexualité, est facilitée par l’utilisation d’un modèle en trois dimensions. Elle affirme que l’image a plus d’impact que l’écrit sur ces populations pauvres où l’éducation reste difficilement accessible. Si l’aspect de la manip est assez sommaire, cela rend aussi le discours plus clair et direct. Lors de ses présentations, tout en illustrant ses propos par des démonstrations, Agnes essaye de convaincre les chefs de famille de ne plus avoir recours à de telles pratiques pourtant ancrées dans la culture Massaï. Car tout le problème est là : l’excision est un rite par lequel une jeune fille passe de l’enfance à l’âge adulte, et signifie par là même qu’elle est prête à se marier, souvent très jeune, vers quatorze ans. Il est d’autant plus ardu de faire changer les choses que cet acte chirurgical, pratiqué par des non-professionnels dans des conditions d’hygiène déplorables, est lié aux coutumes ancestrales de tout un peuple. Pourtant, grâce au combat mené par Agnes, soutenue par des associations mondiales de lutte contre les violences faites aux femmes comme le mouvement V-Day fondé par la dramaturge américaine Eve Elser, célèbre pour sa pièce Les monologues du vagin, ces pratiques sont de plus en plus remises en cause par les adolescentes. En étant directe et en confrontant visuellement les individus aux conséquences de la pratique des MGF, la parole se banalise, les jeunes filles parlent entre elles et parviennent à s’émanciper, avec ou sans l’accord de leur famille. Agnes a créé des refuges pour ces filles refusant de se soumettre à cette coutume, des safehouses appelées Tasaru Ntomonok (« sauver les femmes »), offrant un foyer, une sécurité et une éducation aux jeunes filles qui les rejoignent.

Plus d’un siècle sépare ces deux modèles didactiques et l’on constate que la manière de les appréhender a changé. Le modèle Auzoux, dans toute sa finesse d’exécution, pose la question du statut de ce type d’objets : œuvre d’art ou simple outil didactique ? Une chose est certaine, il était déjà à son époque considéré comme une pièce de grande valeur, estimée pour ce qu’elle montrait, mais aussi pour ce qu’elle représentait en tant qu’objet scientifique révolutionnant les techniques d’apprentissage et de recherche dans le domaine médical. En revanche, le modèle en bois d’Agnes Pareyio est un objet artisanal assez simple de fabrication ; il n’est pas novateur, puisqu’il s’inscrit dans la lignée des modèles didactiques existants. Toutefois, le fait qu’au XXIe siècle nous ayons toujours recours à ce genre d’objet démontre l’importance de l’image et de la visualisation pour la compréhension des phénomènes anatomiques notamment. De plus, ce sont à présent des femmes de caractère, des militantes, qui utilisent les supports en trois dimensions à des fins préventives, en faisant de l’éducation la première arme pour faire cesser des pratiques barbares et désuètes, et s’opposer à un système patriarcal en luttant contre les mariages forcés. Le chemin à parcourir pour éradiquer les MGF dans le monde reste encore long, mais peut être que dans un siècle, le modèle en bois d’Agnes Pareyio sera exposé sous une vitrine, et admiré comme un symbole de lutte pour les droits des femmes.