De l'écorché d’Auzoux à l’Anatomage Table

Un article de Jérémie Cundekovic
Master II, Sciences et cultures du visuel – université Lille 3

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1/ MANDRESSI Rafael, Le regard de l’anatomiste : dissections et invention du corps en Occident, Paris, Editions du Seuil, 2003.

 

2/ Vésale A., De humani corporis fabrica libri septem, épitome, 1543.

 

3/ DEGUEURCE C., Corps de papier : l’anatomie en papier mâché du docteur Auzoux, Paris, Éditions de la Martinière, 2012.

 

4/ DEGUEURCE C. et RUIZ G., « Les modèles d’anatomie clastique du docteur Auzoux au musée de l’école vétérinaire d’Alfort, in Bulletin de la société d’Histoire de la Médecine et des Sciences vétérinaires, n° 9, 2009, p. 35 – 49.

 

5/ Le site d’Anatomage pour découvrir leur table tactile.

Si la dissection de corps humain est pratiquée depuis l’Antiquité grecque au moins, de nombreux interdits religieux, légaux ou moraux ont longtemps marginalisé et freiné cette pratique scientifique, dont le but premier est bel et bien la connaissance anatomique interne du corps humain.

Il fallut, en effet, attendre le XIIIe siècle pour que la dissection humaine commence à se pratiquer de manière moins clandestine. Elle était alors le fait de médecins et de savants qui s’efforçaient de vérifier les théories médicales antiques d’Hippocrate ou de Gallien, mais aussi, dès la fin du Quattrocento, d’artistes qui tentaient, pour leur part, de comprendre le corps et son fonctionnement afin de le représenter de manière plus naturaliste. À une époque où arts et sciences n’avaient pas de frontière nettement définie, la dissection était un point fondamental de la formation aussi bien pour les chirurgiens que pour les peintres et les sculpteurs qui visaient à représenter le corps nu 1 .

Mais ce n’est qu’au XVIe siècle que la science anatomique moderne nait réellement, sous l’autorité du médecin André Vésale, qui, en 1543, publie La Fabrica (De humani corporis fabrica libri septem), le premier atlas complet d’anatomie humaine illustré 2 . Son ouvrage ouvre alors la voie à de nombreux travaux anatomiques et à de nombreuses publications d’atlas du XVIe siècle au XIXe siècle.

Cependant, l’exercice de la dissection a ses limites, essentiellement d’ordre moral. En effet, sa pratique ne peut se faire que sur des cadavres frais, non encore atteints par la décomposition. La dissection sur corps vif, appelée vivisection, si elle a pu être pratiquée dans l’Antiquité, sous l’autorité des premiers Ptolémées, reste, pour des raisons évidentes, peu abordée, à l’exception de quelques expérimentations animales.

De fait, la dissection nécessite l’approvisionnement en cadavres frais, et les anatomistes devaient souvent se contenter de ceux de condamnés à mort, car peu nombreuses étaient les personnes qui acceptaient, de leur vivant, d’être disséquées une fois mortes, pour des raisons liées à des questions de morale et d’éthique, mais aussi à des convictions tant personnelles que religieuses. En outre, certains médecins et chercheurs répugnaient à pratiquer la dissection humaine, car à une époque où la conservation des corps restait limitée dans le temps, les conditions de pratique et d’hygiène n’étaient pas toujours idéales.

C’est pour ces deux raisons, tant économique qu’éthique, que le docteur Louis Thomas Jérôme Auzoux (1797–1880) conçoit, dans les années 1820, ce qu’il va nommer l’anatomie clastique (du grec klastos, mis en morceau). Celle-ci est enseignée à partir de modèles anatomiques complets, en papier mâché, pouvant être colorés, démontables et remontables, avec l’idée d’une dissection que l’on pourrait faire et refaire à l’infini, disponible à tout moment, sans avoir besoin de véritables cadavres 3 . Ses modèles connurent très vite un très vif succès, et le professeur compris l’opportunité qu’il y avait à en décliner toute une gamme, depuis les agrandissements d’organes jusqu’à la reconstitution anatomique en grande taille à l’échelle 1 ou 1/2 de nombreuses espèces animales, comme le cheval, le singe ou l’homme 4 . Véritables objets pédagogiques, didactiques, visuels et matériels, ils firent, au XIXe siècle jusque tard dans le XXe siècle, le bonheur des universités et des écoles de médecine, tant humaine que vétérinaire. En effet, ces objets, conçus en série à partir de matériaux peu onéreux, permettaient à ces institutions d’acheter et de posséder ces outils pédagogiques à faible coût.

Les modèles clastiques du docteur Auzoux, comme l’écorché humain, ont donc permis une véritable révolution dans la didactique et la pédagogie anatomique, qui se poursuit encore aujourd’hui. Mais si les besoins en modèles anatomiques réutilisables et remplaçant le cadavre humain sont toujours aussi importants, notamment dans les lieux d’enseignement, ceux-ci ont évolué et se sont emparés des technologiques les plus en pointe, comme le numérique, la 3D ou encore la manipulation tactile.

C’est le cas, par exemple, de l’Anatomage Table, un instrument didactique et pédagogique créé et commercialisé par la société Anatomage 6 . Comme son nom l’indique, l’outil se présente sous la forme d’une table avec écran tactile dont la longueur et la largeur équivalent aux dimensions humaines. La table, montée sur roues, est d’un déplacement facile, et elle est inclinable à 90°, ce qui signifie qu’elle peut être employée à l’horizontale comme à la verticale. Le programme informatique qu’elle contient permet la diffusion et la manipulation, via la technologie tactile, de modèles 3D numériques de cadavres humains, leur dissection, leur mise en coupe anatomique, l’extraction d’organes, etc. De plus, cet instrument va plus loin encore que les modèles Auzoux, car s’il permet aussi la découverte de l’anatomie animale, il offre en plus la possibilité de montrer des cadavres atteints de diverses pathologies et donc l’enseignement de la reconnaissance de celles-ci.

De par sa forme, l’Anatomage Table, présente néanmoins un certain nombre de limites que l’on ne trouvait pas dans les modèles du docteur Auzoux. Deux sont particulièrement fortes. Tout d’abord, le coût financier de la table, estimé à 60 000 euros, loin des possibilités financières du professeur. Enfin, l’aspect tangible de celle-ci qui, bien que tactile, ne permet pas de recréer l’impression palpable des volumes et de la matière. Les modèles Auzoux, s’ils ne reproduisaient pas non plus les textures, avaient l’avantage de proposer des reproductions à l’échelle et en volume dans l’espace réel, et donc d’offrir une première expérience tactile directe des différents éléments du corps humain.