Les corps plastinés de Gunther von Hagens : repousser les limites éthiques de la pédagogie scientifique pour le grand public

Un article de Joëlle Rousseau
Master II, Sciences et cultures du visuel – université Lille 3

ecorche_auzoux_veillebody_world_veille

1/ Pierre LE COZ. « Pourquoi l’exhibition des cadavres a-t-elle été interdite en France ? », Corps, vol. 11, no. 1, 2013, pp. 79-86.

Depuis les fameux modèles de l’homme clastique du Dr Auzoux, la pédagogie scientifique n’a eu de cesse d’exploiter la matérialisation 3D du corps humain et de ce qui le compose, dans un souci de démocratisation du savoir scientifique et de vulgarisation du système anatomique. Mannequins destinés aux étudiants et aux professeurs ainsi qu’aux amateurs et aux curieux, maquettes didactiques simplifiées vendues aux rayons jouets des grandes surfaces, applications mobiles, sites Internet, modélisations numériques... Aujourd’hui, pour tous les âges et pour tous les niveaux de connaissance scientifique, nous disposons de nombreux supports didactiques visuels pensés pour enseigner le fonctionnement et l’agencement du corps humain.

Pourtant, en 1977 l’anatomiste et universitaire allemand Gunther von Hagens révolutionne le champ des possibilités en mettant au point la plastination. La plastination est une méthode de conservation des tissus biologiques, qui repose sur les étapes suivantes : fixation et dissection anatomique, retrait des graisses et de l’eau, imprégnation forcée, positionnement du corps et conservation (ou durcissement). Ce procédé peut être appliqué aux animaux et corps humains, entiers ou en partie. Il permet l’obtention d’un « objet » déshydraté, désormais exempt de la dégradation liée au temps et malléable avant la phase de durcissement.

Les expérimentations de Gunther von Hagens ont pris source dans le milieu universitaire, reposant en toute légalité sur des dons de corps humains, puis elles ont été partagées au grand public. La première exposition présentant ces écorchés à des non initiés, intitulée Body Worlds, a eu lieu pour la première fois à Tokyo en 1995. Gunther von Hagens n’a plus cessé d’enrichir cette « collection » d’écorchés humains et de la faire circuler dans le monde entier. Cette exposition itinérante serait la plus visitée au monde : plus de 44 millions de visiteurs en vingt ans. Les écorchés de Louis Auzoux ne connurent pas la démocratisation que souhaitait son créateur, cela en raison de leur coût de fabrication. Alors que le prix d’entrée des expositions européennes de Gunther von Hagens sont de l’ordre de 15 à 25 €, à l’évidence un prix abordable pour qui souhaite passer un après-midi en compagnie de ces « créations » anatomiques placées dans des attitudes ludiques ou didactiques proches de celles de la vie quotidienne.

Pour une partie de la communauté scientifique, Body Worlds pourrait être considérée comme une continuation logique, des travaux de recherches et de modélisation du corps humain. La dimension pédagogique est l’argument premier de ses défenseurs : les corps anatomisés sont accessibles au public comme outils de médiation et d’apprentissage ; comme ils peuvent être utilisés dans le cadre de formations médicales. Le site Internet de l’exposition vante les mérites de la plastination : « ce procédé extraordinaire qui nous permet de voir le corps humain comme nous ne l’avons jamais vu ». Mais si la dimension pédagogique et la démocratisation des connaissances, soit les valeurs que prônent les promoteurs de Body Worlds, sont comparables à celles avancées par Louis Auzoux, on ne peut circonscrire la démarche de Gunther von Hagens à ces seules dimensions didactiques.

L’homme clastique d’Auzoux est un corps masculin objectif, générique : il montre un homme normalement constitué, en bonne santé. Les corps plastinés de Body Worlds montrent quant à eux des corps réels, des individus en bonne ou en mauvaise santé. Pourtant, après plastination,ces corps sont présentés comme des créations plastiques ; ils sont objectivés, ils deviennent des objets. Le succès de Body Worlds à travers le monde s’explique sans doute par le fait que les corps sont de véritables écorchés. Sans leur couche extérieure superficielle, ces individus sont méconnaissables. En d’autres termes, le public ne peut s’identifier à eux (ce qu’il ne supporterait sans doute pas) et leur apparence visuelle renvoie à un imaginaire visuel scientifique, crédible et objectif. L’argument principal des détracteurs de Body Worlds est le but lucratif de ces expositions, qui laisse penser que l’entreprise joue en grande partie sur l’obsession humaine pour la mort et le corps de l’Autre. « Peut-on sérieusement se laisser convaincre que le public d’amateurs souhaite recevoir une leçon d’anatomie, alors que la représentation plastique du corps humain suffirait amplement à remplir cet office ? De l’aveu même des organisateurs et de nombreux spectateurs, des cadavres artificiels — même ressemblants à s’y méprendre — feraient perdre toute attractivité à l’exposition. Par conséquent, il est permis de se demander si la motivation pédagogique ne coexiste pas sourdement avec le désir de voir des morts réels » souligne Pierre Le Coz. Il ajoute : « cette pulsion de voyeurisme est exploitée à des fins commerciales que l’argument pédagogique peine à dissimuler ». Quand le site Internet de Body Worlds 2 qualifie lui-même ces expositions d’« attractions », il est difficile de ne pas y songer. Au reste, la mise en scène des corps plastinés prend une place importante dans les remises en cause éthiques de Body Worlds. Le fait d’articuler les corps morts dans des positions de la vie quotidienne a été vivement critiqué, notamment en France lors l’accueil éphémère de cette exposition à Paris, interdite par la Justice après quelques jours de polémique. Car autant les comparaisons entre des organes sains et des organes malades peuvent avoir une portée pédagogique et préventive, autant voir deux corps plastinés simuler un acte sexuel est d’une utilité pédagogique ou scientifique pour le moins discutable. En définitive, si les modèles anatomiques d’Auzoux relevaient à l’origine d’une volonté de démocratiser les connaissances sur le corps humain, il semblerait que son extension la plus extrême, telle qu’elle s’illustre à travers les expositions de Body Worlds, soit davantage celle de réconcilier les individus avec leur propre finitude corporelle (ou du moins avec celle des autres), voire plus trivialement de faire du sensationnel (et de l’argent) autour du corps humain.